Comme leurs confrères du monde entier les journalistes maliens ont célébré le 3 Mai la journée internationale de la liberté de la presse. L’occasion m’est apparue idéale pour braquer un projecteur, discret mais appuyé sur le parcours de l’un des plus brillants d’entre nous. Un parcours rare, inspirant, singulier.
C’était un dimanche de l’année 2022, j’arrive chez lui à ma demande pour un rendez-vous pris la veille, fixé pour 10 heures. A l’heure indiquée, je sonne à sa porte. Diomansi Bomboté, le doyen de la presse malienne m’accueille avec cette bienveillance et cette élégance naturelles qui lui sont propres.
Après les salutations d’usage, il m’embarque dans un tour d’horizon spontané mais rigoureusement documenté de l’actualité politique nationale, africaine et internationale. Il passe sans transition à un diagnostic dépourvu de toute complaisance de l’état de la presse malienne : contenus appauvris, structures fragiles, manquements éthiques…Chaque constat est étayé d’une analyse solide, nourrie d’une longue expérience et d’une culture généreuse.
Pendant deux heures, il déroule, enchaine, éclaire, digresse sans jamais se perdre. Une seule pause : un appel téléphonique. Il parle avec le souci du mot juste, le talent d’un conteur et celui d’un orfèvre de la langue française. « Il scande les mots avec la gravité d’un industriel procédant à l’inventaire de ses stocks », pour reprendre l’image du critique littéraire français Louis Perche. Mais Bomboté ne se contente pas de parler : il se fait entendre. On sort transformé d’un entretien avec lui. Chaque idée est pesée, chaque opinion défendue avec une rigueur implacable. Il nous extrait de la routine intellectuelle, de la paresse du prêt-à-penser, en somme de la » bureaucratie de l’esprit. »
Ce matin-là, je n’ai pas eu le temps d’aborder le sujet de ma visite. A midi, un visiteur impromptu interrompt l’échange. Je me retire à regret. La raison de ma visite ne pouvait être exposée et discutée qu’en bilatéral. C’était sans frustration : j’avais reçu bien au-delà de mes espérances.
Diomansi Bomboté. Le nom claque, unique dans l’univers médiatique malien, connu au-delà de nos frontières. Et pourtant, l’homme ne cultive aucune forme de vanité. Il n’aime pas se raconter. Il préfère l’ombre à la lumière. Pourtant, derrière nombre de discours d’hommes d’Etat maliens et africains, sur les tribunes les plus solennelles, il y a sa plume. Il n’apparait pas, ne revendique rien, ne signe pas. Mais sa marque est là, dans le style, la clarté, la hauteur de vue. Rares sont ceux dont la parole publique suscite autant d’attente. Chaque intervention est un évènement. Sa pensée bouscule, sa culture impressionne.
Père fondateur de l’Ecole supérieure de journalisme du Mali, il en a rédigé les textes fondateurs, conçu le programme, formé les premiers étudiants. Ceux-ci lui vouent une admiration profonde pour l’exigence qu’il leur imposait et pour son obsession du terrain. Il les emmenait hors de Bamako, à la rencontre du réel, dans les villes, les villages, les contextes rugueux, pour forger les bases concrètes du métier. Portraits, reportages, enquêtes, interviews, éditoriaux : tout y passait. C’était le style Bomboté. Depuis peu, il s’est éloigné de « son » école, laissant derrière lui un vide évident. Non qu’il soit irremplaçable, mais parce qu’il l’a marquée de son empreinte.
Reconnaissant, L’Etat malien l’a décoré cette année du titre de « Chevalier de l’Ordre National du Mali » pour son apport à l’éducation et à la culture. Consécration ultime à un homme de valeur.
Né à Sabouciré sur les rivages du fleuve Sénégal dans le canton de Logo à 25 km en aval de Kayes il y a 82 ans, Diomansi reste un homme à la prestance intacte : silhouette élancée de plus en plus entamée par l’âge et par une intervention lui ayant privé de cinq vertèbres lombaires au point de l’obliger à se servir d’une canne, visage lumineux, regard vif. Avec ce teint cuivré qui évoque les savanes de son enfance et une certaine disposition d’esprit qui ne manque pas d’élégance rendant naturellement son commerce si agréable.
A-t-il résisté à toutes les tentations ? Il fut sollicité de multiples fois pour des fonctions à l’international. Mais l’appel du pays natal l’emporta sur toutes les tentations, même si quelques années après, en accord avec les autorités nationales, il accepta d’aller enseigner au Centre d’étude des sciences et techniques de l’information (CESTI) puis d’être fonctionnaire à l’UNESCO.
Après son bac, il envisageait des études de médecine, plus exactement neurochirurgien. Vite abandonnées à la suite du décès de son papa, maçon, à 53 ans laissant derrière lui une dizaine d’enfants que Diomansi ressentait le besoin impératif d’assister. C’est finalement dans le journalisme qu’il trouve sa voie. Après une licence en sciences économiques et une licence ès-lettres, mention journalisme, il s’en alla à Strasbourg où il obtint une maitrise puis poursuivit un parcours postuniversitaire à l’institut français de presse(IFP) de Parsi-Assas.
De retour au Mali, il intègre le quotidien national L’Essor puis devient rédacteur en chef à Radio Mali. Sollicité par le gouvernement du Sénégal, il bénéficia des autorités maliennes un détachement pour aller enseigner au CESTI de Dakar, une école de référence pour le journalisme africain. Il y a participé à la formation de plusieurs générations de journalistes venus de plusieurs régions du continent. Beaucoup de ses anciens étudiants ont eu à occuper et continuent d’occuper des fonctions administratives souvent prestigieuses, dans leurs pays et dans des institutions internationales : Premiers ministres, ministres, députés, chefs d’institutions internationales.
Dans les années 1970, encore étudiant à Dakar on pouvait le croiser souvent sur les terrains de foot, de basket, de handball du campus. En amateur passionné sans plus, il lui arrivait de s’emporter quand en position favorable de marquer un but, le coéquipier a l’outrecuidance de ne pas lui faire la passe décisive. Sans doute, de là qu’est née sa passion pour le journalisme sportif. Mais sitôt le match terminé, la déception laissait la place à des fraternelles rigolades et de chaleureuses poignées de main. Cette ambivalence le résume bien : exigeant à en être intolérant parfois abrupt, mais toujours profondément humain. Il en va ainsi de sa vie de tous les jours : il a parfois un tempérament peu accommodant quand les principes auxquels il croit sont heurtés, mais jamais rancunier ; la main sur le cœur. Derrière ce corps atteint par l’âge et la maladie se cachent une âme d’une incommensurable générosité et un humanisme débordant.
Après Dakar, il poursuivit une carrière au siège de l’UNESCO à Paris, mais aussi à travers l’Afrique où il avait la charge de la couverture au sud du Sahara des évènements d’actualité sous l’égide de son organisation. Pendant 23 ans, Il y portera haut les couleurs de la communication et du journalisme. Passionné de pratique journalistique, il a collaboré à de nombreuses publications : l’hebdomadaire catholique « Afrique nouvelle », « Jeune Afrique », « Miroir du football », mensuel français, « Croissance des jeunes Nations », magazine mensuel français, « La Croix », quotidien français d’information générale, Associated Press, la plus grande agence de presse dans le monde. Aujourd’hui encore il continue d’écrire dans la presse. Il se documente, il lit sans arrêt les journaux d’ici et d’ailleurs en français, en anglais qu’il reçoit régulièrement en version PDF ; les livres. L’esprit constamment en éveil il ne s’offre que très peu temps de sommeil, toujours courbé sur sa machine à écrire. Cet apologiste de l’effort n’admet ni la médiocrité ; ni la paresse intellectuelle. Sans jouer au tribun moralisateur, Diomansi Bomboté s’insurge contre la corruption dans les médias, contre l’avilissement dans la profession. Il reste une figure tutélaire, un repère, un rempart. Il écrit par exemple : « la fonction de journaliste est à la démocratie ce que l’oxygène est à la vie… » Et insiste sur le lien entre formation, rigueur et résistance aux pressions. Une vision qu’il partage avec Charles Peguy pour qui « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » est un acte fondamentalement subversif.
Dans une communication de 2018, il définissait ainsi le métier : « le journalisme consiste à trouver l’information, la traiter, la mettre en forme et la diffuser. Traiter signifie effectuer un travail intellectuel consistant à vérifier la véracité d’une information, apprécier son importance et son intérêt pour le public, sélectionner les éléments significatifs à communiquer, la situer dans un contexte et éventuellement la commenter ». Tout est dit.
Polyglotte, il maitrise le français, l’anglais, l’espagnol, le bambara, le khassonké, le wolof. Cette touche d’universalisme en fait un citoyen du monde, à l’aise partout. Il lit, écrit, reçoit des cercles d’amis, participe à des débats s’il n’est pas accaparé par de multiples sollicitations à faire des consultations. Toujours disponible mais jamais complaisant. A ce moment précis une anecdote me vient à l’esprit : après avoir servi comme conseiller spécial avec dévouement un ancien Premier ministre, il démissionna lorsque celui-ci fut remplacé. Non par rejet du nouveau chef de gouvernement mais par respect du principe : il ne voulait pas être tenté de trahir la confiance de l’ancien. Une démission d’honneur, rare. Une leçon de loyauté.
Son exigence professionnelle, son obsession de la vérité, son sens de l’éthique font de lui non pas un modèle lointain, mais un repère concret. Lors d’un séminaire qu’il a animé à Ségou en 2022 à l’intention des directeurs de radio de la région, il arrive avec ordinateur et imprimante, distribue des documents à profusion. A la fin, conquis, les participants l’ont surnommé : le monument.
Incontestablement, il reste une figure marquante du journalisme malien et africain. Rien de mieux ne pouvait être dit.
Bréhima Traoré
